A quelques jours de l’Exposition universelle de Milan sur le thème « Nourrir le monde », les paysans risquent à nouveau d’être au cœur des critiques alors qu’ils garantissent une protection de notre sécurité alimentaire, constate la géographe Sylvie Brunel.

La colère gronde dans les campagnes françaises. Affrontements autour du barrage de Sivens, appels à ne plus consommer de viande, dénonciation des OGM et de la culture du maïs, critique de la « mauvaise » agriculture (dite « productiviste ») contre le « bon » bio… les paysans n’en peuvent plus de toutes les accusations qu’ils entendent à longueur de journée.

Pour beaucoup d’urbains, la poule picorant sur le tas de fumier symbolise toujours le bon vieux temps, l’éden perdu de nos campagnes. Ils oublient la pénibilité du travail agricole d’hier, le vieillissement prématuré des paysans, le départ des femmes, épuisées par le labeur incessant, toutes les maladies liées à l’alimentation, la dépendance et l’insécurité alimentaires. Précisément la situation de tous les pays pauvres aujourd’hui.

Les agriculteurs français vivent désormais plus longtemps que le reste de la population française. Après avoir souffert de la faim et avoir importé massivement de la nourriture, notre pays est devenu, grâce à eux, une grande puissance, qui nourrit non seulement ses concitoyens, mais aussi des pays structurellement importateurs, où l’accessibilité à la nourriture garantit la paix sociale.

Chaque fois qu’une exploitation agricole disparaît, le développement durable régresse. Nos paysages, qui séduisent le monde entier, n’ont rien de « naturel », ils sont le produit de siècles d’aménagements agraires soigneux, qui ont engendré la Camargue, le marais poitevin, les Landes, la Bresse… Un paysan qui met la clé sous la porte, c’est non seulement une grande perte de richesses et de savoir-faire, mais des chemins qui se ferment, la friche qui envahit tout, les lotissements et les parkings à perte de vue, du béton pour remplacer la biodiversité nourricière, le risque d’incendie dans le midi.

Le prétendu bio

Ceux qui accusent les paysans d’être des « profiteurs » parce que l’agriculture a besoin de soutiens pour pouvoir vendre ses productions à prix bas scolarisent leurs enfants et se font soigner gratuitement sans se demander de quoi ils profitent et trouvent normal que leurs aliments soient variés et d’une qualité que la Chine nous envie et les Etats-Unis aussi. Le militant féroce qui dénonce l’agriculture moderne se mue en consommateur intransigeant dès qu’il met son enfant à la cantine, pousse la porte d’un restaurant ou fait ses courses, exigeant de manger bon pour pas cher.

La « conversion » au bio – terme qui relève du registre religieux, et ce n’est pas un hasard – n’est en définitive meilleure ni pour la planète (plus de CO2 lié au désherbage mécanique, ou au transport, quand le prétendu bio, souvent industriel, arrive du bout du monde), ni pour le portefeuille – des produits plus chers en raison du coût de la main-d’œuvre et de quantités produites généralement plus faibles–, ni pour le goût, personne n’ayant pu prouver la supériorité organoleptique des aliments bio, dont les contaminations sont soigneusement tues et les normes changeant au bon vouloir d’organismes ad hoc.

Ils se conservent en outre très peu de temps, d’où un gaspillage immense. Il ne s’agit pas d’imiter les joueurs de flûte qui profèrent des oukases contre l’agriculture conventionnelle en lui opposant des exemples de réussite, toujours soigneusement choisis et rarement généralisables : le bio a sa place dans l’agriculture, ne serait-ce que parce qu’il permet à certains paysans d’être mieux rémunérés pour leur travail. Mais qu’on le généralise, et la France redeviendra une grande importatrice de nourriture – en provenance de pays non bio – au lieu de ses excédents agroalimentaires, qui atténuent le déficit de notre balance commerciale.

Accuser les paysans d’être des pollueurs et des empoisonneurs, c’est méconnaître les immenses progrès accomplis dans les campagnes. Employer la bonne dose, calculée au plus juste, au bon moment, produire plus avec moins, nos producteurs sont devenus, pour des raisons autant environnementales qu’économiques, des as de l’agriculture de précision, que n’importe quel jardinier du dimanche bafoue allègrement avec son si bon « fait maison ».

Refuser l’irrigation est une démarche criminelle quand le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat nous prévient que le changement climatique menace la sécurité alimentaire mondiale. Alors que les terres cultivées sont de plus en plus grignotées par les villes, l’extension des réseaux et des zones vertes « protégées » – de qui et pour qui, la question mérite d’être posée–, stocker l’eau quand elle abonde pour l’utiliser quand il fait sec s’impose.

Vision passéiste et erronée des campagnes

L’irrigation a produit les civilisations les plus brillantes. Et ces citadins qui s’insurgent contre les réservoirs sont les premiers à venir observer leur biodiversité exceptionnelle quand ils existent enfin, zones de récréation et de loisir prisées. Comment oser parler de gaspillage d’eau, quand la France utilise une infime partie de ce qui tombe du ciel pour repartir à la mer ?

Cesser de consommer de la viande ne résoudra pas la faim dans le monde. Loin de se réorienter vers les pauvres et les affamés, les céréales ainsi « libérées » disparaîtront car, partout, la production de nourriture s’adapte à la demande solvable. Faute de débouchés, les éleveurs, qui valorisent les terres peu fertiles, mettront la clé sous la porte. Davantage de chômeurs au nord, de malnutris au sud, est-ce ce que nous voulons ? Il faudra aussi trouver une solution pour les vaches laitières de réforme, qui constituent plus des deux tiers de la viande consommée en France : des maisons de retraite pour bovidés ?

Quant au maïs si injustement décrié, s’il progresse partout dans le monde, et notamment en Afrique où il tend à remplacer le sorgho, c’est qu’aucune céréale ne produit autant à l’hectare, aucune ne capte autant de CO2, aucune n’est aussi polyvalente et universelle, nourrissant à la fois les hommes, les animaux, la chimie verte, le besoin d’énergie renouvelable. Et même la biodiversité : que ceux qui dénoncent sa monoculture – il n’épuise pas les sols – viennent admirer les grues cendrées dans les champs de maïs des Landes. Où la plante, comme partout ailleurs, a permis de lutter contre la pauvreté.

Le droit à ressemer ? De bonnes semences sont la clé de la sécurité alimentaire. Ressemer, comme en Afrique, expose à de maigres résultats. Le paysan peut le faire, mais il ne le souhaite pas : il veut une récolte sûre, des rendements, des revenus. Les pays pauvres, qui savent qu’ils devront produire un milliard de tonnes de céréales en plus d’ici quarante ans, cherchent toutes les solutions. Le génie génétique est l’une d’elles. Pour lutter contre les ravageurs, l’agriculture a besoin d’innover en permanence. Là encore, les combats idéologiques ne sont pas de mise.

Beaucoup de Français refusent de voir la réalité en face et se bercent d’une vision passéiste et erronée des campagnes. Ils sont en train de décourager le monde agricole. Pourtant, sans paysans, la France mourra. Cessons de les accuser injustement. Ecoutons-les, respectons-les. Ils tiennent notre avenir entre leurs mains.

Sylvie Brunel (Géographe et écrivain, professeur à Paris-I-Sorbonne)

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